Fashion

Parlons creatures

Tout ce qui brille n’est sans doute pas d’or. Mais n’en est peut-être que plus émouvant.

Tout récemment, j’ai pu prendre le train en compagnie d’une ravissante et svelte jeune fille. Pour être plus exacte, disons que je ne fus pas la seule à la remarquer lorsqu’elle s’installa dans notre wagon. Et autant l’avouer tout de suite, c’est un petit sourire narquois qui me vint instantanément aux lèvres: tant de compétence et de conséquence en matière de mode, cela ne pouvait que... sauter aux yeux! Combiné avec son petit bomber court en satin lie-de-vin, son étroit jeans taille-haute, orné d’abondantes broderies florales soulignait de très avantageuse et directe façon ses courbes féminines. La jeune personne ne semblait candidement pas s’en préoccuper ni s’en inquiéter le moins du monde. Spectaculaire également sa très longue chevelure, lissage et brushing impeccables. Tout aussi remarquables que le soin qu’elle avait mis à redessiner sa bouche, naturellement sensuelle, en rouge carmin, mat, et à procéder dans les toutes les règles de cet art tellement moderne au contouring de son jeune visage. Que sa manucure professionnelle ne nuise en rien à la dextérité avec laquelle elle manipulait, en virtuose, son portable ne laissa pas de m’impressionner. Un tableau absolument charmant. Et fascinant. Car elle était réellement jolie, cette material girl. On se doutera que son sac Gucci (imprimé abeilles et boucle-bijou) était vraiment un vrai (j’ai l’œil, croyez-moi). 

Cover L'Offciel N°36, 1924

Je le disais donc: ma première réaction fut un petit sourire narquois. Que je gardais pour moi. Mais pourquoi, en vérité, tant de sévérité de ma part? Qu’avais-je donc à reprocher à cette jeune personne, fort discrète, par ailleurs, dans son comportement? A en juger selon les règles de la mode, elle n’avait rien fait de mal. Bien au contraire. Tout – absolument tout – dans ses choix et dans leur exécution, était en parfaite adéquation avec les préceptes véhiculés et abondamment illustrés dans les publications de mode les plus pointues, sur les comptes Instagram de nos it-girls du moment ou les vidéos des actuelles grandes papesses de la cosmétique. Ces prescriptions et ces petits secrets d’initiés, elle les avait suivis à la lettre. Avec une confiance et une conséquence impliquant, de la part de la demoiselle, une forme de douce modestie. Pour quel résultat? De ma part – et je me poserais ici, une fois n’est pas coutume, en "intellectuelle" – une certaine forme de condescendance face à tant de soumission, et d’abnégation, en matière de mode et de style. Ceci étant dit, je suis de ces "intellectuelles" qui, immanquablement, s’endorment chaque soir avec le lancinant souci et la question, toujours sans réponse, de la tenue du lendemain... 

Cover L'Offciel N°37, 1924

Quoi qu’il en soit, je sais qu’on est bien avisé de ne pas jouer le jeu de la mode de trop flagrante façon et de ne point prendre trop au pied de la lettre les conseils des experts en ces complexes matières. L’expérience me l’a prouvé: pour peu que l’on aspire à être vaguement prise au sérieux, il est définitivement plus sage, en termes de style, de faire preuve de (re)tenue. Je n’ai pas oublié en effet le dur enseignement de mes jeunes années, à l’université: malheur à celles qui osaient, féminines, afficher le soin qu’elles mettaient à leur mise! Qu’il puisse y avoir un cerveau derrière tout ceci, cela ne laissait jamais de surprendre au plus haut point messieurs – ou mesdames – les professeurs.

Il n’est pas question de contester ici la débauche de temps et d’énergie qu’impliquent l’ambition de soigner sa personne et une réelle sensibilité aux questions de mode. Et je ne parle même pas du coût exorbitant que de telles préoccupations génèrent. Par conséquent, je ne ferai pas grief à la prix Nobel de physiologie et de médecine, Christiane Nüsslein-Volhard, de ses alarmes et de ses solennelles adresses aux jeunes chercheuses qu’elle exhorte à ne pas passer tant de temps "devant leur miroir". Car ce sont, en effet, près de deux années de sa vie qu’une femme dédie aux soins corporels. Les plus basiques. Autant dire deux années qui ne peuvent de facto être dédiées aux études ni à la recherche. Ayant, pour ma part, décidé, il y a belle lurette, de me gagner dans la vie une "respectable" petite place au soleil, il m’a fallu, à mon corps défendant, me conformer aux attentes des gens "sérieux", revêtir leur habitus et ainsi leur fréquent mépris à l’égard du vain paraître. Hypocrite mépris, mâtiné d’envie et de jalousie? Nous ne trancherons pas ici. Tout ceci, donc, pour excuser peut-être ou du moins pour expliquer ce réflexe de condescendance vaguement navrée que suscita chez moi la vue de cette très jeune femme toute appliquée à faire d’elle une icône. De mode. Sagement assise en face de moi dans ce train, mon sévère et désapprobateur hochement de tête ne pouvait que lui échapper. D’autant qu’il était intérieur. 

Cover L'Offciel N°50, 1925

Tandis que nous roulions, je regardais donc cette jeune fille, intègre dans l’artifice, conséquente dans ses choix, et la trouvais tout simplement extrêmement émouvante. Emouvante aussi cette audacieuse quinquagénaire, aperçue quelques jours auparavant dans une boutique zurichoise. Elle avait, de toute évidence, oublié qu’à partir d’un certain âge il n’est peut-être pas judicieux d’exhiber une longue chevelure qui lui arrivait jusqu’aux reins. Naturelle et sensuelle. Trop, sans doute. Ou cette émouvante dame d’un âge certain, croisée dans un salon de thé et dont le maquillage trop appuyé soulignait ce qu’il espérait cacher. Le fragile Aschenbach de "Mort à Venise" n’était pas loin. Pourtant, elles sont émouvantes, ces créatures, trop vite moquées souvent. Les croyant victimes d’un culte déplacé et excessif de la jeunesse ou de la mode, on a tôt fait de les taxer d’un manque d’objectivité, de lucidité et de goût.

Et cependant. Ce travail sur soi, à grand renfort d’atours, d’ornements et de cosmétiques, ces efforts visiblement déployés pour tirer de sa propre personne quelque chose de meilleur et de plus agréable à offrir au regard d’autrui, ne sont-ils pas exactement ce dont nous avons grand besoin aujourd’hui? Ces efforts pour plaire, ces tentatives de dissimulation d’une certaine laideur intime, pour maladroits et exces- sifs qu’ils puissent être, ne sont-ils pas précisément l’expression d’une sensibilité et d’une fragilité qui nous manque peut-être trop souvent de nos jours? Car de quoi sont-elles l’expression, ces maladresses et ces outrances, si ce n’est d’une certaine pudeur et d’un certain manque de confiance en soi, avec ce que celui-ci peut avoir de sensible et de doux? Il y aurait mieux à faire, sans doute, que de les tolérer magnanimement ou que de détourner le regard. Pourquoi ne pas s’en réjouir et même, avec ce qu’il conviendrait de nommer charité, les accueillir, dans une solidaire et bienveillante reconnaissance? Car ces dérangeantes appa- ritions sont éminemment culturelles, l’expression du doute existentiel d’êtres qui se voudraient meilleurs. Pour autrui et face à lui. La peur de déplaire est-elle vraiment aussi mauvaise qu’on le dit? – De tous les voyageurs, je pouvais être sûre que ma voisine était, d’elle-même, le juge le plus impitoyable. 

Cover L'Offciel N° 174 ,1936

D’une émission de philosophie, j’ai retenu que la beauté est émouvante parce que fragile et fugace – fragilité et fugacité dont nous avons, même inconsciemment, conscience. Dans leur rapport que certains jugeront excessif à la mode et dans leur souci du paraître, ces femmes signent leur conscience du caractère exceptionnel de la beauté. Car la beauté féminine est exception à la règle: c’est du moins ce que nous rappelle impitoyablement Claudine Sagaert dans sa courageuse et précieuse "Histoire de la laideur féminine". Chez la femme, la beauté est une lutte et une conquête. Et donc un luxe. Elle n’en est que plus admirable et fascinante. A celles qui osent livrer ce dur combat, avec leurs propres moyens et leurs propres réponses, devait aller toute notre reconnaissance. Plutôt que de décrier l’artifice, nous devrions le reconnaître comme l’acte de libération qu’il est. Car ce qu’il permet, c’est le dépassement de certaines cruelles limites physiques. Limites auxquelles, dans le même geste, nous nous confrontons aussi, lucidement, humblement. Il en faut, du courage, pour regarder la vérité en face – et affronter le miroir. Aussi est-il libératoire d’oser également la défier, cette parfois triste vérité, par la mode et le recours à maints artifices. Ce n’est, certes, pas un exercice facile, et tous ne s’y prêtent pas volontiers. 

Cover L'Offciel N°191, 1937

Car comment expliquer, sinon, les réactions passionnées, de rejet ou d’admiration, que suscitent certaines créatures hyperféminines? On songera, par exemple, à l’accueil stupéfait, incrédule aussi, qui fut réservé à cette moderne incarnation de la mythique sirène, la si féminine Arielle Dombasle, lorsqu’elle osa faire son tour de chant, presque en tenue d’Eve, au "Crazy Horse" à Paris, à 49 ou peut-être 54 printemps? Elle en intimida beaucoup. Pour d’autres, et parmi ceux-ci, nombre d’homosexuels, elle est une source d’inspiration. On comprend mieux également la nostalgie et la fascination que suscita la si juste série "Mad Men", Quand les hommes étaient des hommes et que les femmes portaient des jupes..., quelles héroïnes en effet que ces femmes si féminines! Dita von Teese, de son propre aveu, tire une fierté particulière de ce que les femmes soient ses plus ferventes admiratrices. Alors qu’elle-même juge sévèrement ses attraits, son art, ses artifices, sa mise en scène si scrupuleuse de sa propre féminité ouvre en effet à d’autres d’inspirantes perspectives et l’ambition d’une reconquête, audacieuse et délibérée, de leur propre sex-appeal. En dépit de sa vulnérabilité et de son apparente soumission à certaines règles du désir, la pin-up défie la finitude. Qui l’eût cru? – Quoi qu’il en soit: elle est émouvante, la créature, avec sa beauté d’artifices et sa rebelle vulnérabilité.

Quittant ma place, au moment de descendre du train, j’adressais à ma compagne de voyage le sourire le plus chaleureux et le plus complice que je sache. Elle me sourit en retour. J’aime à croire que nous nous étions comprises. Et de retour chez moi, c’est un rouge, un vrai rouge, dont je m’empressais de maquiller ma bouche. Avec le plus grand soin. Dans toutes les règles de l’art. Avant que mon mari ne rentre à la maison. 

 

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