Le new New Age
C’était sûrement la dernière chose
à laquelle s’attendait le magazine français «Le Point»: lorsque l’équipe quitte ses bureaux du quartier de la Gaîté à Paris, c’est une tout autre population qui la remplace. Artistes, musiciens ou chefs posent un temps leurs valises entre ces murs en chantier pendant quelques mois, avant le prochain rachat, afin d’y proposer consultations holistiques, une cantine saisonnière, des œuvres d’art et créations de mode respectueuses de l’environnement. Bienvenue au Consulat, un lieu itinérant au nomadisme très contemporain. Créé par Lionel Bensemoun, à l’origine entre autres de la boîte parisienne Le Baron, qui tourne une page et fonde l’espace en partenariat avec le collectif G.A.N.G. (groupe d’action néo-green).
Pour Gypsy Ferrari, une des têtes pensantes du projet, c’est précisément le passage temporaire dans chaque espace qui en
fait la beauté: «Ne rien posséder modifie notre rapport aux choses, à l’achat: il n’y a pas de logique d’amortissement, de bénéfices, d’amélioration, mais l’idée que l’on va jouer avec un espace un temps donné, en communauté, puis migrer ensemble et laisser valeurs, souvenirs et actions derrière soi.»
Un moment partagé
Elle n’est pas la seule pour qui la dépossession serait un antidote à la culture actuelle centrée autour de l’individualisme
et l’entrepreneuriat forcené. Côté mode, Nina Ricci nomme à la tête de sa création le duo Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh, fondateurs du label hollandais masculin Botter, lauréat du Festival de mode de Hyères cette année pour une collection à bases d’objets ramassés sur des plages aux côtés de communautés de pêcheurs. Sacs en plastique ou jouets pour enfants abandonnés sont travaillés ou portés de façon couture, pour un upcycling
qui «permet de renouer avec une poésie et une lenteur naturelle trop souvent oubliée, et de repenser ce que l’on nomme le luxe: un moment partagé avant tout», expliquent les créateurs.
Lier le visible à l’invisible: c’est aussi ce qui anime le rappeur français Lord Esperanza. À contre-courant du cliché de l’artiste hip-hop amoureux du bling et de logos, il porte des marques locales dont il visite les ateliers, ne boit pas, ne fume pas et se
plaît à voyager en Inde pour méditer et découvrir la spiritualité. Son crédo: «L’état actuel planétaire est irréversible, nous sommes dans un état d’urgence, ce qui nous unit tous de façon très différente».
Anti-establishment au possible, ce nomadisme moderne serait quasiment un geste punk. Voyager léger, comme et quand on veut, n’avoir besoin de rien, et encore moins de la validation du système: voici la liberté ultime de cette époque. Tout particulièrement pour des personnalités exposées et en quête d’une coupure radicale. Isabel Marant, nomade pionnière, fuit Paris chaque week-end pour aller vivre dans une cabane sans eau ni électricité; Sarah Andelman, ex de la boutique parisienne Colette, file vers sa maison dans les montagnes des Catskill dans l’état de New York, loin, très loin de la mode. Plus récemment, Dree Hemingway, elle, s’immergeait dans une commune hippie australienne, en quête de spiritualité et en osmose avec les éléments et les animaux. Et Elon Musk, mogul de la technologie, choisit de camper sur le
toit de son entreprise plutôt que de prendre un hôtel; là, il fait un grand feu de camp et questionne ce que l’on nomme luxe
et confort. Une envie de réalité qui pousse autant Justin Bieber qu’Eva Longoria ou Oprah Winfrey à une detox culturelle qui consiste à camper, faire de l’escalade, vivre dans la nature.
Le new new age
Travellers, Mercheros, Bédouins: alors que l’on a toujours pris notre lifestyle sédentaire comme une norme, l’histoire est faite de groupes qui migraient en communauté, suivant les saisons,
ne tentant pas de dominer la nature mais d’y vivre en harmonie. Cette aspiration apparaît fréquemment dans des cercles à contre-courant, altermondialistes par exemple. Dès 1900, le projet Monte Verità, installé au Tessin, est une «colonie coopérative végétarienne» qui impose le nudisme et rejette les normes du mariage et de la famille – et devient l’ancêtre des hippies tels qu’on les connaît aujourd’hui. Les beatniks, eux, suggèrent, comme dans les écrits du poète Allen Ginsberg, de «faire l’amour, pas la guerre», de «combattre des balles par les fleurs». Le mouvement Flower Power des années 1970 articule une critique de la consommation par son choix d’une vie en communauté, dans le partage, le groupe, l’entraide.
Aujourd’hui, sans surprises, la surproduction et l’état
de l’environnement ont suscité depuis quelques années des modèles qui repensent notre relation à la vie, au service et au confort comme, pêle-mêle, une pratique du troc grandissante,
des cantines participatives et associatives où chacun contribue
au processus, restaurants freegan à base de déchets pour lutter contre les invendus jetés en tonnes, des échanges de maisons...
«C’est une véritable lame de fond: on remarque un renouveau des idéaux New Age face à une déception généralisée due aux promesses non tenues de la société: l’impossibilité de trouver un emploi fixe même avec bac +7, l’absence globale de stabilité, le CDD devenu une norme», analyse Laurence Vély. «Une génération a passé dix ans
à faire des stages, être payée au lance-pierre pour finalement découvrir à la trentaine qu’on est ringard plus tôt que jamais, et qu’on ne gagne toujours rien... Alors on se dit: ‘Et si la vérité était ailleurs?’» Cette ancienne journaliste dans la presse féminine («Marie
France», «Vanity Fair»), monte la plateforme Les Déviations,
centrée autour de la reconversion professionnelle. Elle y part à
la rencontre des profils qui ont abandonné les voies «comme il faut» pour se vouer à une vraie passion, quitter la métropole,
se réinventer. Exemples parlants: la chanteuse Erykah Badu est dorénavant doula, sorte de sage-femme spirituelle, une activité qu’elle mène depuis son ranch dans la campagne américaine où elle vit avec ses enfants Seven, Puma et Mars. Elle s’occupera
de l’accouchement du mannequin Slick Woods. Taryn Toomey, ancienne directrice des achats chez Dior, quitte tout pour devenir professeure de yoga. La critique et écrivaine Nicky
Lobo, elle, s’autorise à devenir peintre, curatrice et à faire des road-trips solitaires à travers le monde. Et la chanteuse d’opéra Donatella Moltisanti devient guérisseuse.
Réapprendre à s’écouter
Écouter ce que la société ignore: voici le message d’Annabel Gat, jeune astrologue américaine très branchée qui regarde le
ciel pour répondre aux grandes questions de la vie: «L’intuition, le sixième sens, le thème astral: les savoirs parallèles ne sont jamais encouragés car ils nous forcent à lâcher prise, accepter une situation, se rappeler qu’on fait partie d’un tout et que le contrôle est une illusion.» Aujourd’hui, elle appartient à une communauté spirituelle grandissante, qui cherche un aboutissement qui ne se monnaye pas, un processus de désapprentissage «pour repenser ce que l’on nomme indépendance, célébrer sa place dans un groupe, chérir des liens qui nous épanouissent à un tout autre niveau».
Ce besoin de croyances alternatives pousse même Kylie Jenner à créer un crystal garden chez elle, un jardin où elle installe ses cristaux magnétiques, ou encore à choisir de ne s’entourer que de gens dont l’énergie est compatible avec la sienne. Ces pierres énergétiques sont aussi utilisées par Miranda Kerr, Gwyneth Paltrow ou Kim Kardashian, sous forme de massage, portées autour du coup ou dans le sac – et qui leur permettent d’avoir un rapport plus spirituel à la santé.
Pour le moine bouddhiste millennial Gabe Gould, ces pratiques encouragent chacun à se «reprendre en main» et à refuser les «gains» classiques actuels, «likes», popularité, viralité, hypervisibilité: «Il n’y a pas de solution sur le long terme si elle n’affecte positivement qu’une seule personne aux dépens des autres. La gratification immédiate et la concurrence écrasent plus qu’autre chose», estime-t-il.
Une mode reconnectée
La prise de conscience de l’industrie de la mode passe par une responsabilisation et une reconnexion au monde plus vaste qui repense chaque acte d’achat. Le label barcelonais Keef
Palas propose des bijoux éphémères, une branche fleurie portée en boucle d’oreille, deux coquillages transformés en soutien-gorge, des objets périssables qui ne nous appartiennent qu’un court instant. Pour ses fondatrices, Claire O’Keefe et Eugenia Oliva, c’est une façon de renouer avec la nature, de nous ancrer dans ce que les métropoles nous ont fait oublier.
Ce respect est au cœur de la marque upcyclée Les Récupérables, éthique, transparente et solidaire, autant de la planète
que de toute la chaîne de production. «Notre société va être de plus en plus confrontée à des flux migratoires, pour des raisons climatiques notamment. Nos vêtements en sont responsables, en partie, à cause de leur caractère extrêmement polluant. En réduisant les bilans carbone grâce à une production locale, en réutilisant les matières existantes en l’état, en garantissant une plus grande durabilité, nous réduisons considérablement l’impact environnemental», déclare sa créatrice Anaïs Dautais Warmel.
Comme Keef Palas, finaliste au Festival de Hyères, ce label appartient à une génération «qui cherche une vision à 360 degrés, vers une mode alternative qui serait le remède à la globalisation, la perte de cultures locales et de savoirs manuels, et des maux causés à la planète», analyse Jean-Pierre Blanc, le directeur dudit festival. Autrement dit, voici un nomadisme qui ne se complaît pas dans un mode de vie coûteux et ultrastylisé, mais qui imagine un art de vivre en harmonie avec ce que l’on est et ce qui nous entoure. Comme pour le collectif artistique Catastrophe,
qui invite son public dans des ateliers surréalistes où chacun imagine quelque chose qu’il ou elle n’a jamais encore vu, et
de trouver des solutions et une utopie en soi.
Ce qui n’est pas sans évoquer le texte de Robert Musil, «L’Homme sans qualités»: «Chaque génération traite la vie qu’elle trouve à son arrivée dans le monde comme une donnée définitive. (...) À tout instant, le monde pourrait être transformé dans toutes les directions. (...) C’est pourquoi il serait original d’essayer de se comporter non pas comme un homme défini dans un monde défini où il n’y a plus, pourrait-on dire, qu’un ou deux boutons à déplacer (ce qu’on appelle l’évolution), mais, dès le commencement, comme un homme né pour le changement dans un monde créé pour changer...»
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CARL IWASAKI/THE LIFE IMAGES COLLECTION/GETTY IMAGES
LE CONSULAT
ALEX FRANCO FOR KEEF PALAS