L'été en pente douce
A quoi reconnaît-on l’été qui s’annonce? Au brouhaha joyeux qui monte des terrasses, aux berges du lac qui s’animent, au bazar dans les parcs, à la clameur de la rue, la nuit venue. Quand, en hiver, le pas des passants n’est qu’un écho lointain, l’été, lui, est un bourdonnement. Mais pas celui irritant de la cafétéria du bureau, du cliquetis incessant du téléphone portable, du métronome assommant des to-do listes jamais finies et des agendas boursouflés. L’été est jaune d’or comme l’infinie gamme de sonorités qui lui est propre, des cigales aux festivals, jusqu’à la virginité pensive du silence… En été, l’univers bruisse de sons, de parfums et de gammes de silences qui s’offrent à nous dès lors que nous savons nous mettre en résonance avec eux. Cet été, c’est dans le silence que je veux me déposer et m’alanguir.
Un article du «New York Times» m’apprend que dans la Grosse Pomme, les centres de méditation chic sont devenus des lieux de réseautage professionnel. Parce qu’assis ensemble, dans de grandes pièces blanches aux volutes d’encens, chacun se mettant à l’écoute de sa propre voix, les gens sont beaucoup plus disposés à communiquer ensemble et à avoir confiance les uns dans les autres. Ils sont ainsi nombreux à avoir décroché un contrat, trouvé un investisseur ou monté un business autour du thé blanc qui suit les séances de méditation de ces clubs très sélect. Les gens sont aussi toujours plus nombreux, bien sûr, à faire des retraites de détox digitale, encore plus à l’heure où la gestion de Facebook illustre à quel point nos données personnelles sont manipulées, récupérées à des fins commerciales ou politiques. Dans le fin fond de l’Arizona où l’on accompagne ces accros dans leur sevrage ou dans l’épure des lofts chic new-yorkais, tous sont à la recherche de la même chose: redonner du sens à la parole en la laissant émerger du silence. D’ailleurs, dans son histoire du silence, l’historien des idées Alain Corbin nous rappelle que cette recherche est ancestrale: «Dans le passé, les hommes d’Occident goûtaient la profondeur et les saveurs du silence. Ils le considéraient comme la condition du recueillement, de l’écoute de soi, de la méditation, de l’oraison, de la rêverie, de la création; surtout comme le lieu intérieur d’où la parole émerge».
Si l’été est le moment propice au silence, c’est qu’il est souvent un moment de rupture avec ses habitudes; de paysages, de rythme, d’activité, de climat, de parfums et d’odeurs, de compagnie. Dans chacun de ces domaines, l’enrichissement vient peut-être du dépouillement dans la relation que l’on entretient avec eux. Une robe légère, et c’est déjà un certain silence du vêtement. La mode prend ses quartiers d’été, et un simple détail devient alors hautement signifiant: une fleur piquée dans les cheveux, une chemise en lin froissé, une jolie spartiate, un pendentif en guise de talisman. Le rythme de la journée, la gestuelle, la démarche, les rituels de beauté, tout se met au diapason de la chaleur, et tend vers l’épure. La voix, elle aussi, s’aligne sur l’indolence qui infuse l’air et tisse l’atmosphère des maisons. C’est tout un éventail de textures de silence qui se déploie au cœur de l’été, permettant par là-même de se mettre à l’écoute de ce qui, en soi, se fait entendre. C’est s’autoriser le luxe, métaphorique, d’«une chambre à soi», si chère à Virginia Woolf. C’est se donner l’occasion de «s’élucider soi-même, à ses propres yeux», comme l’affirmait Simone Weil. L’exploration de l’espace intime s’étire dans les interstices de la transparence sonore. Un lien à soi plus dense, ainsi débarrassé de tous les stimuli extérieurs qui viennent empêcher de goûter à tout ce que peut féconder le silence – selon Louise Bourgeois, «pour être un artiste, il faut exister dans un monde de silence».
Chut. Dans la contemplation silencieuse, c’est aussi la possibilité, en tant que spectateur, de goûter à ce silence qui tisse les œuvres. Alors que la parole vient vous chercher et sollicite l’attention, certaines œuvres nécessitent de vous rendre auprès d’elles, à leur chevet, pour les entendre peut-être autant que pour les regarder. C’est à l’écoute de ce qu’elles font résonner en nous qu’elles peuvent réellement prendre forme. Elles entament alors leur deuxième vie: celle de la rencontre unique entre un artiste et un spectateur. «Toute grande œuvre naît du silence et y retourne (…) comme le Rhône traverse le Léman. Un fleuve de silence traverse le pays de Combray et le salon des Guermantes et ne s’y mêle pas», commente François Mauriac au sujet de l’œuvre de Marcel Proust. Dans les salles de musée, les galeries, les Biennales que je traverserai peut-être cet été, je refuserai poliment l’audioguide pour me laisser bercer par ma propre musique intérieure, dans le mystère d’une œuvre, en cherchant moins à la comprendre qu’à en rencontrer le secret.
Reste la conversation. Celle qui se noue sur les terrasses, les paillotes de la plage, dans l’intimité des chambres et dans tant d’autres lieux, et que j’aime plus que tout. Je sais combien l’absence de mots peut être parfois la plus grande des violences. Mais elle n’est pas pour autant la condition de la fusion. «Le silence, commente l’écrivain Marc Fumaroli, n’est pas nécessairement une perte de parole, mais le retrait de celle-ci en son lieu plus originel, plus résonnant». Lorsque nous avons vraiment quelque chose à nous dire, peut-être que nous sommes d’abord obligés de nous taire. Le recueillement, la contemplation, la possibilité de se mettre à l’écoute de sa voix intérieure sont les conditions mêmes de l’émergence d’une conversation nourrie. Savoir se taire ensemble, c’est tout un art. Sans gêne, sans désir d’éblouir, sans nécessité de médiatiser l’échange par la parole. Ce dont on se souvient, dans le crépuscule d’une relation, ce ne sont pas nécessairement des gestes ou des paroles, mais des silences vécus ensemble. C’est aussi lui, bien souvent, qui scelle l’accord amoureux. Pas un silence épais et opaque, mais un silence ondulé, souple et soyeux, riche de tous les échanges à venir.
Comment conclure un texte sur le silence, par nature paradoxal? En rendant la parole au silence, celui qui irrigue ces vers de Victor Hugo:
«De l’astre au ciron, l’immensité s’écoute […]
Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois
S’ils n’avaient rien à dire élèveraient la voix? […]
Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuit vêtu,
Ne soit rien qu’un silence? […]
Non, tout est une voix et tout est un parfum
Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un.»
Illustration:
ANNA HAAS