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Peggy Guggenheim, la collectionneuse

Amatrice sous influence, croqueuse d’homme et de scandales, muse ratée, gentille excentrique sur sa gondole: Peggy Guggenheim fut tout cela, mais, plus encore, un esprit de contradiction et de modernité.
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S’amusait-on dans les fêtes de Peggy Guggenheim? Tout le monde voulait en être. Et pourtant, les ouvrages des nombreux romanciers, les récits des innombrables artistes, les souvenirs des centaines de pique-assiette qui réussirent à se faire inviter, ne regorgent guère de souvenirs joyeux. Il est plutôt question de crises de larmes, de strip-teases gênants, de fins de soirée amères au bordel ou au commissariat. À New York, il fallut même protéger les Kandinski du sang projeté par une bagarre épique. Elle-même, s’amusait-elle dans ses fêtes? Ce n’est que l’un des mystères du personnage, auquel l’Américaine Francine Prose apporte aujourd’hui une obole passionnante et très riche avec son ouvrage «Peggy Guggenheim, le choc de la modernité». Sur la couverture, elle porte ses fameuses lunettes papillon, accessoire signature de son personnage folklorique de l’art moderne, cette icône pop qui s’achète aujourd’hui sous forme de carte postale dans la boutique de son musée sur le Grand Canal, à Venise. «Muse ratée», nymphomane scandaleuse, mécène opportuniste: sa collection est très belle, pourtant les biographes n’ont pas été tendres avec elle.

 

Folles nuits parisiennes
La première coupable de cette réputation houleuse est sans conteste Peggy elle-même. Quand paraît la première version de ses mémoires, en 1946, sa famille fit acheter tous les exemplaires disponibles à Manhattan pour se soustraire au scandale. Peggy dirige alors une galerie d’avant-garde respectée, Art of this Century, où elle a présenté Jackson Pollock, Giorgio De Chirico, Mark Rothko, ainsi que, «fait extraordinaire pour l’époque», comme le note Francine Prose, de nombreuses artistes femmes, dont Frida Kahlo, Louise Bourgeois et Leonora Carrington. Et si ces noms ronronnent aujourd’hui comme une liste de musée, ils dégagent à l’époque un puissant parfum de scandale.

 

En publiant sa biographie, Peggy ne fait rien pour atténuer les choses. Sur la couverture, elle est jeune, élégante, elle prend la pose sous l’objectif de Man Ray, dans une robe de Paul Poiret, la tête coiffée d’un turban confectionné par «une amie russe de Stravinsky». Mais bien loin de donner un vernis chic à son autobiographie, Peggy étale sa vie sexuelle débridée, ses folles nuits dans la bohème parisienne des années 1920, ses soirées au bordel, ses mariages catastrophiques, sa famille juive marquéepar les suicidaires et les fous en tout genre, son relatif désintérêt pour ses enfants, son argent dépensé follement et autres coups de tête. Avec ce «style informel et faussement improvisé», dixit Francine Prose, Peggy peut tout raconter. C’était sa manière à elle de retenir les leçons du surréalisme.

 

La confusion des rôles
De son vrai nom Marguerite, Peggy Guggenheim est née à New York en août 1898, dans une richissime famille. Son enfance fut un «martyre», dit-elle. Interdite d’école et confi- née en son palais de Central Park, sa vie sociale se résume aux thés qu’organise sa mère «avec les représentantes les plus ennuyeuses de la bonne bourgeoisie juive». Elle semble en concevoir ce que Francine Prose nomme une véritable «terreur de l’ennui». Elle a 14 ans lorsque son père adoré disparaît dans le naufrage du Titanic, laissant ses affaires en désordre et beaucoup moins d’argent que sa mère ne l’escomptait. De celle-ci, Peggy écrit avec une sobriété tranchante: «Je n’ai aucun souvenir de ma mère à cette époque.»

 

La figure de la sœur occupe en revanche une part singulière dans sa vie. Pour l’aînée Benita, elle conçoit une sorte de passion. Pour la cadette Hazel, une jalousie sans bornes. Toutes deux sont plus jolies qu’elle, ne manque-t-elle pas de souligner. Sœur, fille, amie, amante, concurrente, double d’elle-même: ses mémoires frappent par la confusion des rôles féminins. Elle couche volontiers avec les maris de ses amies, se dit «très attirée» par la sage-femme qui vient pour la naissance de sa fille, et pousse ses différents maris dans les bras d’autres femmes. Quand sa propre fille, Pegeen, meurt en 1967, elle en parle comme d’une sœur. Lorsqu’elle apprend le décès en couches de sa sœur Benita, en 1927, elle écrit: «Je restais semblable à l’homme coupé en deux par une épée, qui sourit à son meurtrier avant de s’effondrer... » Héritière de son père, puis de sa sœur, ses deux êtres adorés, Peggy livre une clef de son rapport à l’argent: «J’héritais de sommes considérables, mais ne supportais pas l’idée de dépenser l’argent de ma sœur. Je le distribuais donc sans compter».

 

Ce qui rend ses mémoires si amusantes à lire, c’est que jamais Peggy ne se commente elle-même. C’est une femme qui agit. À 21 ans, elle touche son héritage et entreprend aussitôt un voyage à travers les États-Unis. Avant de rejoindre Paris, the place to be à l’époque, elle s’offre une opération du nez – qui rate lamentablement. L’argent ne peut pas tout acheter, mais la leçon est cruelle. Ce nez raté interdit en tout cas définitivement aux hommes de prétendre la trouver belle. «Tous mes amis étaient disposés à m’épouser, aucun à me violer, écrit-elle lestement. J’avais alors eu une belle collection de photos des fresques de Pompéi. On y voyait des gens faire l’amour dans toutes sortes de positions. Cela m’intéressait vivement et j’avais envie de les essayer. Tout à coup, j’imaginais que Laurence ferait bien l’affaire pour cela.» Ainsi parle-t-elle de son premier mari, Laurence Vail, un artiste de la bohème parisienne qu’elle force littéralement à l’épouser. Par son entremise, Peggy se met à fréquenter Mina Loy, Louis Aragon, James Joyce ou Man Ray «avec son amie Kiki, aussi surprenante que maquillée».  

Avec l’écrivaine britannique Mina Loy, assise, à Paris.
Avec l’écrivaine britannique Mina Loy, assise, à Paris.

Le couple a bientôt deux enfants et voyage en Orient, en Europe, donnant à chaque retour de fantastiques soirées dans une suite de l’hôtel Lutetia, puis dans un appartement du boulevard Saint-Germain. C’est le début d’une collection d’amants, des hommes pour l’essentiel, plus quelques prostituées dont Peggy semble se vanter par plaisir de choquer. Samuel Beckett, Marcel Duchamp, Yves Tanguy, Max Ernst, d’innombrables jardiniers, coups d’un soir et seconds rôles: Francine Prose finit par préciser qu’elle ne coucha jamais avec Pollock.

 

Un tableau par jour
Sexuel ou artistique, l’instinct collectionneur passe souvent pour une qualité chez les hommes, un vice chez les femmes. Coupable des deux, Peggy s’est attiré toutes les analyses psychanalytiques, plus le reproche de n’avoir jamais rien fait de bon que sous l’influence de messieurs. Peggy reconnaît elle-même que Duchamp lui a tout appris – elle aurait pu choisir plus mauvais maître. Il est son conseiller lorsqu’elle ouvre sa première galerie à Londres, en 1938, une fois débarrassée de son premier mari et cherchant que faire de sa débordante énergie. «Je prépare la ga- lerie et je baise», écrit-elle à une amie. Baptisée Guggenheim Jeune, en un clin d’œil de défi à son respectable oncle new-yorkais Solomon, elle y consacre sa première exposition à Constantin Brancusi, avant de présenter Jean Arp, Alexander Calder, Jean Cocteau, Vassily Kandinsky, Tanguy. Le succès est là, mais semble ne pas suffire. Peggy n’a jamais tenu en place.

 

De retour à Paris, elle se lance ainsi dans un nouveau projet: acheter un tableau par jour. C’est l’époque où elle constitue la base de sa fabuleuse collection. La guerre menace, les Allemands approchent, Peggy fait son shopping tout en finançant avec générosité l’exil des artistes en danger. Héroïne ou profiteuse de guerre? Francine Prose apporte sur la question un point de vue nuancé. Toute sa vie, Peggy fut la personne la plus riche de son entourage, tout étant plus pauvre que le reste de sa famille. Elle vivait de ses rentes, qui ne devaient pas excéder 20 000 dollars par an. Elle finançait les artistes, mais se méfiait des pique-assiettes, buvait de la piquette et recomptait les additions.

 

Elle s’est également beaucoup servie de son argent pour s’aliéner les hommes. Ainsi de Max Ernst: en 1941, elle finance son départ de Paris pour New York et le harcèle jusqu’à ce qu’il l’épouse, malgré son absence évidente de désir pour elle. Peggy n’est pas habituée à ne pas obtenir ce qu’elle souhaite. À New York, elle ouvre sa seconde galerie, Art of this Century, portant pour le vernissage une boucle d’oreille dessinée par Tanguy, une autre par Calder. Comme elle a révélé l’avant-garde parisienne à Londres, elle fait dé- couvrir aux États-Unis Paul Klee, Piet Mondrian et surtout Pollock, dont elle possède alors la plus belle collection au monde. Le mariage avec Max Ernst ne dure pas, mais la galerie est un succès. 

 

Le pénis démontable
Pourquoi quitte-t-elle alors New York pour Venise? Si son palais italien est aujourd’hui le musée d’art moderne le plus visité du pays, son choix témoigne alors d’une immense audace dans cette ville baroque. En 1948, Peggy est invitée à occuper le pavillon grec de la biennale de Venise et son exposition remporte un franc succès. L’année suivante, elle achète le palazzo Venier, qui a notamment appartenu à la marquise Casati, muse et mécène de nombreux artistes. Elle fait gratter les fresques et décore les lieux à son goût, en mêlant arts moderne, africain et océanien. Truman Capote, Pablo Casals ou Paul Bowles y séjournent volontiers. 

Une réception dans le palais vénitien de Peggy Guggenheim.
Une réception dans le palais vénitien de Peggy Guggenheim.

L’œuvre la plus emblématique est sans doute la sculpture «Le Cavalier» de Marino Marini, qui date de 1948, et dont le pénis démontable fut l’objet de nombreuses péripéties. Elle observait avec malice la réaction de ses visiteurs et le brandissait parfois lors de ses fameuses soirées. Il disparut un jour, et Peggy adressa en désespoir de cause ce télégramme à l’artiste: «Ucello scomparso! Le petit oiseau s’est envolé, il faut vite en refaire un.» Cette fois, il est soudé, mettant fin aux rumeurs d’un usage plus déluré.

 

Autre épisode souvent cité, le passage de William S. Burroughs au palais. À son arrivée, lorsqu’on lui précise que le baisemain est de rigueur, il aurait répondu: «Je serai heureux de lui embrasser la chatte si c’est la coutume.» Et se serait fait mettre à la porte. Vu la manière dont Peggy elle-même raconte ses frasques, on a du mal à croire qu’elle s’en soit offusquée. Selon le poète beat Gregory Corso, les hommes avaient plutôt du mal à refuser ses avances. Francine Prose cite une belle lettre de Burroughs à Allen Ginsberg de 1958, où il raconte sa rencontre avec la «dogaressa»: «On a parlé de sexe, et encore de sexe, mais je ne sais pas trop quoi faire à ce sujet.» Elle a 60 ans, lui 23. Dans cette même lettre affleure le portrait d’une autre Peggy, terriblement seule une fois ses invités repartis: «Vraiment elle est géniale, et triste, et elle a vraiment besoin d’amis». Peggy lui parle à nouveau de sexe, puis l’emmène dans son jardin sur la tombe de ses chiens et finalement le raccompagne. Le bateau s’éloigne: «Je l’ai vue porter la main à sa tête comme si elle souffrait. Par ce geste, j’ai soudain compris la détresse de cette femme. C’est une bonne vivante, et la vie lui échappe. C’est tout ce qu’il y a à dire. Ça lui échappe», raconte Corso.

 

Venise engloutie 
En un sens, Peggy a échoué à Venise, car elle n’y a lancé aucune avant-garde, comme à Londres ou New York. Elle s’est installée, pour la première et dernière fois de sa vie. Complétée à près de 80 ans, son autobiographie devient dès lors ennuyeuse; elle le sait d’ailleurs et note avec ironie: «Il paraît que j’ai écrit le premier texte en tant que femme libre sans complexe, et le second comme une dame qui tente de fixer sa place dans l’histoire de l’art moderne.»

 

Elle ne retourne à New York qu’en 1959, pour l’inauguration du musée Solomon R. Guggenheim, dont elle déteste l’architecture de «parking». Elle est surtout sidérée de voir les prix qu’atteint désormais l’art moderne, elle qui salariait autrefois Pollock 150 dollars par mois. Valorisée plusieurs milliards de dollars, on estime que sa collection lui a coûté environ 20 000 dollars en son temps. À Venise, Peggy devient la VRP de sa collection, mais n’achète plus d’œuvre majeure. Jusqu’à sa mort, elle fait en revanche chaque jour une promenade en gondole de deux heures. Étrange image que cette femme voguant seule sur les eaux, elle dont le père mourut noyé sur le Titanic.

 

À sa mort, en 1979, l’histoire de Peggy n’est pas tout à fait finie. Ses descendants ont lancé un important procès contre la fondation Guggenheim, qu’ils accusent de trahir la mémoire de Peggy en louant son palais pour des soirées privées. On piétine sa sépulture et celle de ses chiens, on déplace ses œuvres. La fondation Guggenheim serait devenue une boîte de nuit vulgaire et arty. S’amuse-t-on encore dans les fêtes chez Peggy? 

Peggy Guggenheim et deux de ses chiens, dans le hall du palais Venier. Au mur, un tableau de Picasso; au fond, des sculptures de Giacometti et de Pevsner; au plafond, un mobile de Calder.
Peggy Guggenheim et deux de ses chiens, dans le hall du palais Venier. Au mur, un tableau de Picasso; au fond, des sculptures de Giacometti et de Pevsner; au plafond, un mobile de Calder.

«Peggy Guggenheim. Le choc de la modernité», de FRANCINE PROSE, (éd. Tallandier, 2018). «Ma vie et mes folies», de PEGGY GUGGENHEIM (éd. Perrin, 1987). 

 

 

 

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