Qui n’a pas passé des heures à fureter sur Instagram? Sublime, triviale, égotique, mercantile, la plateforme sociale est surtout une formidable source d’inspiration. Et un puissant moteur de fantasme et de réflexion, nous dirait peut-être l’écrivain français Marcel Proust. Du «bathroom selfie» à Claude Monet, elle aimante tous les désirs sans jamais épuiser le mystère.
Valérie Fromont se livre à la radiographie subjective d’un média social hautement addictif.

Menez-nous, voudrions-nous pouvoir dire &agrave; Maeterlinck, &agrave; Mme de Noailles, dans le jardin de Z&eacute;lande o&ugrave; croissent les fleurs d&eacute;mod&eacute;es, sur la route parfum&eacute;e de tr&egrave;fle et d&rsquo;armoise, et dans tous les endroits de la terre dont vous nous avez parl&eacute; dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que ceux-l&agrave;&raquo;. Assez curieusement, c&rsquo;est au d&eacute;tour du sublime et bouleversant &laquo;Sur la lecture&raquo; de Marcel Proust que j&rsquo;ai compris ma fascination pour Instagram. Et puisque ce num&eacute;ro propose de brouiller les codes entre le digital et le print, offrons-nous le loisir de r&ecirc;ver et d&rsquo;explorer les liens qui unissent ce monstre sacr&eacute; des lettres fran&ccedil;aises au r&eacute;seau social pr&eacute;f&eacute;r&eacute; de la mode. Que celui qui ne s&rsquo;est jamais laiss&eacute; emporter dans les m&eacute;andres d&rsquo;Instagram me jette le premier Like: la vie des autres &ndash; ou ce qu&rsquo;ils veulent bien en montrer &ndash; leurs obsessions, ce m&eacute;lange d&rsquo;ego, d&rsquo;extr&ecirc;me intimit&eacute;, de mensonge, de sublime et de trivial exerce une insolente fascination pour le spectateur qui se voit pris dans ses rets virtuels. A port&eacute;e de main, voici un atelier de Brooklyn o&ugrave; une ravissante jeune fille &eacute;l&egrave;ve un serpent, fait des tartes en forme de rose et des natures mortes avec des c&ocirc;tes de b&oelig;uf crues. A T&eacute;h&eacute;ran, on nous prend par la main pour voir les beaut&eacute;s qui se cachent derri&egrave;re les portes d&eacute;rob&eacute;es. Certains donnent &agrave; Tanger des f&ecirc;tes somptueuses qui ressuscitent l&rsquo;esprit de Saint Laurent tandis que d&rsquo;autres font de la chasse &agrave; courre au fin fond du Devonshire. Un baiser dans un jardin de Kyoto. Gigi Hadid. Nos ex. Les amis des amis de nos amis. Et tous ces inconnus dont l&rsquo;intimit&eacute; se d&eacute;ploie devant nous, &eacute;tonnante, convenue, singuli&egrave;re, candide et g&eacute;n&eacute;reuse, offrant un vertigineux kal&eacute;idoscope en guise de reflet au visage immuable de l&rsquo;humanit&eacute;, sans cesse r&eacute;invent&eacute;e dans toute sa&nbsp;grandeur et sa d&eacute;cadence. 
Bien s&ucirc;r, c&rsquo;est totalement voyeur. &Eacute;videmment, Instagram est la plateforme officielle de la paillette, de la vie l&eacute;g&egrave;re comme une chips de kale, le royaume du toast &agrave; l&rsquo;avocat et du &laquo;bathroom selfie&raquo;, un pays o&ugrave; la rumeur des bombardements en Syrie parvient rarement. Pourquoi exerce-t-elle une telle fascination? C&rsquo;est une balade, immense et gratuite, dans les recoins les plus secrets: g&eacute;ographiques, bien s&ucirc;r, mais avant tout psy- chologiques. Instagram est ce fascinant d&eacute;dale o&ugrave; s&rsquo;exposent les fantasmes que les gens projettent sur eux-m&ecirc;mes, ce qu&rsquo;ils sont, ce qu&rsquo;ils devraient &ecirc;tre, ce qu&rsquo;ils aimeraient &ecirc;tre.

Ainsi s&rsquo;&eacute;gr&egrave;ne la chronique des jours fastes en version digitale, comme celle que l&rsquo;on consignait auparavant dans son journal intime. Mais qu&rsquo;est ce qui change par rapport &agrave; ce bon vieux journal? Tout et rien &agrave; la fois. Rien, parce qu&rsquo;il y a quelque chose de profond&eacute;ment intime dans la mani&egrave;re dont on s&rsquo;expose au travers d&rsquo;un compte Instagram. Quand bien m&ecirc;me on y montre une version sublim&eacute;e de la r&eacute;alit&eacute;, quand bien m&ecirc;me ces photos ne correspondent qu&rsquo;&agrave; une infime partie de la vie dont elles sont sens&eacute;es &ecirc;tre les symboles, elles racontent quelque chose de profond que l&rsquo;artifice m&ecirc;me ne peut soustraire. Dans les fragments de son journal intime, le genevois Henri-Fr&eacute;d&eacute;ric Amiel, en 1884, se confiait: &laquo;C&rsquo;est d&rsquo;illusion plut&ocirc;t que de v&eacute;rit&eacute; que l&rsquo;on s&rsquo;alimente. Chacun d&eacute;vide la bobine de ses esp&eacute;rances trompeuses, et quand il l&rsquo;a &eacute;puis&eacute;e, il s&rsquo;assied pour mourir, et laisse ses fils et ses neveux recommencer la m&ecirc;me exp&eacute;rience. Chacun poursuit le bonheur et le bonheur esquive la poursuite de chacun&raquo;.

Ce qui change tout, en revanche, c&rsquo;est de rendre public ce rapport &agrave; l&rsquo;intimit&eacute;. De rendre accessible, en th&eacute;orie au monde entier, quelque chose qui touche &agrave; notre identit&eacute; profonde. Ce qui me surprend toujours, c&rsquo;est la bonne gr&acirc;ce avec laquelle les figures m&eacute;diatiques les plus puissantes se sont pr&ecirc;t&eacute;es &agrave; ce jeu. Peut-&ecirc;tre parce qu&rsquo;elles ont per&ccedil;u l&rsquo;occasion de se r&eacute;approprier leur propre voix sur un terrain m&eacute;diatique&nbsp;si prompt &agrave; r&eacute;pandre un tas d&rsquo;&acirc;neries. Peut-&ecirc;tre parce qu&rsquo;elle y ont vu&ndash; &agrave; juste titre &ndash; une occasion d&rsquo;&eacute;tendre leur souverainet&eacute; et de marquer leur puissance par leur nombre de followers. N&rsquo;emp&ecirc;che. A part quelques figures esseul&eacute;es pour qui le fait de ne pas &ecirc;tre sur Instagram est devenu un statement (Phoebe Philo, Sofia Coppola), toute la plan&egrave;te mode s&rsquo;est mise au d&eacute;voilement de soi avec une bonne volont&eacute; et une application surprenantes. Avant, pour savoir o&ugrave; les stars partaient en vacances, il fallait acheter &laquo;Voici&raquo;, et ces stars attaquaient ensuite la publication en justice pour avoir r&eacute;v&eacute;l&eacute; cette information. Aujourd&rsquo;hui, elles nous servent la news elles-m&ecirc;mes sur leur compte Instagram, avec souvent bien davantage de d&eacute;tails croustillants.&nbsp;

Instagram est la plateforme officielle de la paillette, de la vie légère comme une chips de kale, le royaume du toast à l’avocat et du «bathroom selfie», un pays où la rumeur des bombardements en Syrie parvient rarement. 

Pour de nombreux utilisateurs, Instagram est avant tout un outil de travail et une mani&egrave;re de le diffuser. On y trouve des &oelig;uvres, des publications, des cr&eacute;ations. Mais soyons honn&ecirc;tes: pour tout cela, pas besoin d&rsquo;aller sur Instagram, car on le trouve d&eacute;j&agrave; dans des galeries, des magazines, des mus&eacute;es, sur des sites Internet. Non, ce que le public va chercher sur Instagram, c&rsquo;est un univers, un contexte, un making-of. Un regard dans les coulisses. On veut voir comment vit telle figure ador&eacute;e lorsque le rideau est baiss&eacute;, et on se trouve fascin&eacute; de trouver notre idole partager avec nous les joies et les affres du quotidien. On va chercher la confirmation de ce que l&rsquo;on sait d&eacute;j&agrave;: les autres sont comme nous. Comme nous. Oui, m&ecirc;me Kim Kardashian. Mais &ecirc;tre &laquo;comme nous&raquo; peut se vivre de mille et une mani&egrave;res. Si nous sommes si souvent fascin&eacute;s, c&rsquo;est peut-&ecirc;tre parce que contempler la vie des autres par la lucarne d&rsquo;Instagram constitue une sorte de prologue et d&rsquo;&eacute;pilogue &agrave; tout ce qui se donne &agrave; voir dans notre sph&egrave;re professionnelle, artistique ou m&eacute;diatique. Nous n&rsquo;observons plus seulement des faits, des objets, des &eacute;v&egrave;nements ou des produits finis, mais des hommes et des femmes &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre, en prise avec toute une constellation d&rsquo;instantan&eacute;s qui tissent le fil narratif d&rsquo;une vie. Cette chronique d&rsquo;Instagram est enfin une lumi&egrave;re subjective pos&eacute;e sur des faits, parfois si abrupts dans leur nudit&eacute;. C&rsquo;est un d&eacute;voilement, un regard personnel, des instants de vie dans lesquels chacun peut se reconna&icirc;tre. Une mani&egrave;re d&rsquo;humaniser le r&eacute;el donc, comme toute bonne chronique devrait le faire.

D&rsquo;autres vies que la mienne. Tant d&rsquo;autres histoires, d&rsquo;autres lieux, d&rsquo;autres entourages, d&rsquo;autres pr&eacute;occupations, d&rsquo;autres amours. Instagram est un lieu de perdition, o&ugrave; l&rsquo;on s&rsquo;&eacute;loigne de soi-m&ecirc;me jusqu&rsquo;au vertige, avec des gens que nous ne connaissons pas et qui vivent sous d&rsquo;autres latitudes des r&eacute;alit&eacute;s partageables mais incommunicables. O&ugrave; tous ces regards nous m&egrave;nent-ils? Au seuil de nous-m&ecirc;mes, nous dit Proust, ivre de lecture et inconsolable lorsque la derni&egrave;re page d&rsquo;un livre &eacute;tait lue. &laquo;Nous sentons tr&egrave;s bien que notre sagesse commence o&ugrave; celle de l&rsquo;auteur finit, et nous voudrions qu&rsquo;il nous donn&acirc;t des r&eacute;ponses, quand tout ce qu&rsquo;il peut faire est de nous donner des d&eacute;sirs. [ ... ] Dans chaque tableau que les po&egrave;tes nous montrent, ils ne semblent nous donner qu&rsquo;un l&eacute;ger aper&ccedil;u d&rsquo;un site merveilleux, diff&eacute;rent du reste du monde, et au c&oelig;ur duquel nous voudrions qu&rsquo;ils nous fissent p&eacute;n&eacute;trer&raquo;. Suivre un compte Instagram, c&rsquo;est d&eacute;placer son &oelig;il, &eacute;largir son point de vue et poser sur le monde un regard diff&eacute;rent. Regarde! Apprends &agrave; voir!, nous disent l&rsquo;&eacute;crivain, le peintre ou l&rsquo;auteur d&rsquo;un compte Instagram que l&rsquo;on affectionne. &laquo;Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les peintres nous enseignent &agrave; la fa&ccedil;on des po&egrave;tes) nous montre dans son &lsaquo;Printemps&rsaquo;, nous voudrions que M. Claude Monet nous condu- is&icirc;t &agrave; Giverny, au bord de la Seine, &agrave; ce coude de la rivi&egrave;re qu&rsquo;il nous laisse &agrave; peine distinguer &agrave; travers la brume du matin&raquo;, nous dit Proust.&nbsp;

Nous cherchons des guides, des mentors, des compagnons.&nbsp;Nous guettons leurs comptes Instagram pour trouver des r&eacute;ponses, pour &ecirc;tre encore un peu avec eux et tenter de percer le myst&egrave;re. Voil&agrave; peut-&ecirc;tre pourquoi nous sommes bien sou- vent addicts &agrave; ce r&eacute;seau social si chronophage. S&rsquo;abonner &agrave; la chronique des vies sur Instagram, c&rsquo;est s&rsquo;aventurer quelque part entre le d&eacute;sir et le myst&egrave;re. C&rsquo;est se perdre, multiplier les points de vues et entamer un dialogue avec des vies et des go&ucirc;ts profond&eacute;ment diff&eacute;rents des n&ocirc;tres. Mais rien, ni les &oelig;uvres, ni la chronique des vies dont elles sont issues, ne nous offre de r&eacute;ponses. &laquo;Cette brume que nos yeux avides voudraient percer, c&rsquo;est le dernier mot de l&rsquo;art du peintre. (...) La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut nous y introduire, elle ne la constitue pas.&raquo; La vie des autres, en se d&eacute;voilant par fragments, nous laisse le soin de poursuivre la narration par nous-m&ecirc;- mes. Et c&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment dans ces interstices, au moment o&ugrave; nous sommes seuls, que peut commencer le travail f&eacute;cond de l&rsquo;esprit sur lui-m&ecirc;me. Ces mots et ces images, celles des livres, des tableaux ou d&rsquo;Instagram ont une m&ecirc;me vocation: nous inspirer. Ils nous laissent entrevoir des &eacute;motions, des robes, des sons, des paysages &eacute;trangers, &eacute;veillant ainsi notre curiosit&eacute; et nourrissant notre imagination. Mais ils n&rsquo;ont d&rsquo;autre r&eacute;alit&eacute; que l&rsquo;empreinte qu&rsquo;elles laissent dans notre esprit: c&rsquo;est parce qu&rsquo;ils ne nous disent pas tout qu&rsquo;ils ne nous laissent jamais seuls, nous amenant au seuil de notre vie spirituelle et cr&eacute;ative &ndash; au seuil de nous-m&ecirc;mes. Pas &eacute;tonnant qu&rsquo;Instagram ait con- quis la plan&egrave;te mode, et soit devenu son principal dealer de&nbsp;fantasmes. Si Marcel Proust &eacute;tait encore parmi nous, il se serait sans doute abonn&eacute; au fil Instagram de &eacute;ophile Gauthier et de Claude Monet; il n&rsquo;aurait pas seulement esp&eacute;r&eacute; entrapercevoir leur atelier, mais aussi les couleurs de leur chambre, la fa&ccedil;on dont ils font leur lit et ce qu&rsquo;ils prennent au petit-d&eacute;jeuner.

Interrog&eacute; sur le fait que certaines marques r&eacute;duisent le temps qui s&rsquo;&eacute;coule entre un d&eacute;fil&eacute; de mode et la mise en vente des habits qui y sont montr&eacute;s (le fameux &laquo;see-now / buy-now&raquo;), Olivier eyskens confessait son absence d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t pour le r&eacute;el et l&rsquo;imm&eacute;diatet&eacute;: &laquo;J&rsquo;aime voir quelque chose pendant un certain temps et y songer. Personnellement, il me faut des mois pour d&eacute;sirer quelque chose&raquo;. Ce voyage de l&rsquo;esprit au travers du fantasme est le berceau de l&rsquo;acte cr&eacute;ateur: il n&rsquo;y a pas de d&eacute;sir sans myst&egrave;re. Avant les heures perdues au creux de la nuit sur Instagram, les insomnies n&rsquo;&eacute;taient pas moins f&eacute;condes. Marcel Proust, p&eacute;n&eacute;trant dans sa chambre le soir venu, raconte dans &laquo;Sur la lecture&raquo;: &laquo;Alors, cette vie secr&egrave;te, on a le sentiment de l&rsquo;enfermer avec soi quand on va, tout tremblant, tirer le verrou; de la pousser devant soi dans le lit et de coucher enfin avec elle dans les grands draps blancs qui vous montent par-dessus la figure, tandis que, tout pr&egrave;s, l&rsquo;&eacute;glise sonne pour toute la ville les heures d&rsquo;insomnie des mourants et des amoureux.&raquo;&nbsp;

Marcel Proust, in bed with Instagram

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